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Lettre à un cher dans l’autre monde

C’est une brève histoire de la vie.
Né dans la région des Aurès, il fut le premier enfant de ses parents, un petit être si longtemps désiré et attendu. Son arrivée dans ce monde est un moment singulier et ambivalent, à tout jamais gravé dans la mémoire : c’est dans la beauté des paradoxes qu’émerge son premier cri. Son premier cri de douleur, oui, sur une terre colonisée, dominée, étouffée, réprimée, mais un premier cri accueilli dans la joie incommensurable d’une famille prête à l’aimer. Ces trois petits pas fouleront bientôt le béton de ce monde, et il faudra encore se battre. La vie est douce, bien que trop souvent martelée par la violence des colons.

Ce sont dans des gourbis que la famille vit, habitats rustiques faits de paille et de terre argileuse. L’enfant grandit là , dans une cour pour le bétail, source de subsistance principale de la famille.
La demeure est éphémère, symbole même de l’insécurité de la vie ici, dictée par la répression, la peur et l’obscurantisme. C’est un avenir incertain qui se présente à l’enfant : devenu nomade et apatride de son propre pays, mouvant sans cesse là où la haine serait moins forte et où la bêtise humaine aurait moins de pouvoir, l’enfant grandit, amer, obligé à revivre sans cesse cette  condition humaine régie par la main du dominant.

Combien de fois doit on rejouer la même scène pour être capable de s’en défaire ? Est-on condamné à errer sans cesse, ou aura t on un jour la chance d’être soi-même parmi les siens ? Pour l’enfant, les chemins de l’école sont interdis. Former les esprits éclairés est réservé aux colons. Lui n’en est pas un. L’enfant ne domine pas, il s’incline. Courber l’échine pour survivre, avancer, en tremblant, sur des routes escarpées, avec, toujours, la violence grandissante au dessus de soi ; voilà de quoi sera formé l’enfant. La colère gronde, la peur ronge et remettent en cause l’ordre colonial. L’enfant grandit. Rien ne change pourtant.

Les colons lui prennent peut-être sa liberté, mais ils n’auront jamais sa vie. Ces montagnards vivent au contact de la dimension spirituelle et mènent une vie de communion avec la nature, les animaux, les montagnes, les champs et les couleurs des saisons. Le paysage minéral apaise et l’on devient infiniment petit devant l’infiniment grand. Le prestige du pays, la fierté qui en découle, la nuit, le vent, le jour, ce silence. Et Cette patrie de souffle et d’étoile à jamais dans le cœur de l’enfant. Les habitants du village consomment peu, méditent beaucoup. Le calme et les réserves de silence ne sont perturbés que par la brutalité des militaires et la tyrannie de ladite civilisation des lumières qui accroît les ténèbres sur les terres occupées.
L’enfant regarde la souffrance collective, impuissant. Les forces libératrices sont la, la compassion et la fierté d’être libre entraînent l’espoir. « Une vie ne vaut d’être vécue que si on est libre et digne » : c’est le leitmotiv de cette résistance inébranlable qui animera le jeune tout au long de sa vie d’homme. Le jeune enfant médite, dans ses prières vespérales, une aube de liberté et d’espoir. Bien que cet espoir soit accompagné d’utopie, le pays, depuis plus d’un siècle déjà, courbe la tête sous l’emprise coloniale. « L’utopie est un mirage que personne n’a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais parti », affirmait un proverbe arabe. Cependant, il y avait en l’enfant ce quelque chose qui refusait d’abandonner.

Le bonheur paisible est bien là, quelque part, caché aux tréfonds de la nuit. La liberté des terres est chose acquise après une guerre faite de sang, de destructions, de larmes mais aussi de liberté, ou du moins, d’un semblant de plénitude absente de la domination coloniale. Hélas, l’esprit de la nouvelle gouvernance autochtone impose une dictature qui a déclassé le pays jusqu’à nos jours aux rangs des pays les moins développés du monde. Le petit être à quitte les jardins de l’enfance ; c’est un jeune homme maintenant, qui se tourne vers d’autres horizons afin d’offrir un avenir meilleur à sa famille.

Ses enfants iront là où il n’a pu jamais aller : la réussite commence sur les bancs de l’école, il en est persuadé. Mais quel fut le prix à payer pour atteindre ce souhait ? Un chemin d’exil et de séparation, qui l’éloignent chaque jour un peu plus de ceux qu’il aime. La maman est un pilier de la fondation et porte seule sur ses épaules la responsabilité d’éduquer ses quatre garçons et ses deux filles. Dans cet univers masculin, les difficultés de la vie sont là, présentes au coin des portes, collées entre les murs. Je me souviendrais toujours de cette même réponse que je donnais à l’école, quand mes maîtres et maîtresses demandaient à voir mon père : « absent ». Absent, oui, loin, trop loin, pour le cœur enfantin que j’avais alors. La gorge serrée, rentrant chaque soir à la maison, je suivais les traces de mon père en scrutant le Ciel et l’horizon à l’oeil nu : je pensais y retrouver mon père. Au-dessus des nuages se trouve l’éternité, et je ne pouvais saisir, avec un cœur tout neuf alors, la grandeur des distances inaccessibles. L’attente avait un goût amer entre les lèvres.

Les jours passaient mais le chagrin et la solitude subsistaient. Le moment de la séparation approche, le cœur se déchire de nouveau et les poumons se resserrent. Je garde en mémoire l’image de cette soirée, au lendemain du retour de mon père, où les larmes ne s’arrêtaient jamais de couler sur mes joues, abîmant mon livre de lecture. J’encerclais mes larmes avec un crayon pour les montrer à mon père à son retour espérant l’année prochaine, une forme de consolation de soi-même afin de digérer ses moments d’affections intenses, c’est l’expression artistique d’un enfant qui tient à cet amour affectif envers son père, et qui se devait de vivre sans. La peine est toujours là, le cœur en est meurtri, j’ai appris à figer des moments de l’année avec les souvenirs de l’absent pour verser des larmes sur un rythme de chants intérieurs mélopée. Mais combien de cercles encore pour oublier ?

Après avoir passé 20 ans loin de la famille, l’enfant devenu père exilé décide de revenir au pays. Néanmoins, la réunion familiale ne dure pas assez longtemps, les enfants décident de poursuivre le chemin qu’avait emprunté leur père et suivent ses traces. La vie entre le père et ses enfants fut une série de rencontres brèves. Aujourd’hui, il ne reste rien à faire renaître sans souffrance. Mais de temps en temps, des passerelles sont lancées et le souvenir d’un sourire apaise le cœur meurtri. Finalement, c’est peut-être le sens même de la vie, une vie faite de ces rencontres discontinues entre les enfants et le père.

Une vie décousue, certes, mais colorée de souvenirs intenses autour d’une fête, des instants de bien-être, mais aussi à travers les épreuves de la mort des proches qui nous réunissent et nous laissent adresser des mots d’affections et de tendresse à ceux qui nous entourent. Le temps guérit tout, même s’il n’épargne pas quelques cicatrices. Peut-on aimer quelqu’un et l’oublier ? Non. On y pense sans cesse.Pour des êtres que vous aimez du plus profond de votre âme, ce ne sera jamais assez. Le jour où l’annonce de la mort du père est connue, c’est un grand vide rempli de larmes et de tristesse qui habite les enfants. Il nous quitte en cette période inédite du COVID 19, sans que nous puissions lui accorder un au revoir.

Le monde est fermé, l’humanité est confinée, cette pandémie nous renvoie à une nouvelle altérité, où « l’autre », peu importe qui il est, est désormais celui qui peut me donner la mort en me transmettant le virus. La chaîne de valeur sociale a changé, une distanciation sociale est instaurée, une solitude pour se protéger, alors que l’épreuve de la mort fait appel à la rencontre affective.
Nous sommes confinés, loin de nos proches, tandis qu’une douleur en intensifie une autre. Cette leçon de modestie dans ce monde qui s’évertue à tout comprendre et tout prouver,dans ce monde ou la foi n’a plus sa place et où le doute n’est plus permis, n’oublions jamais que C’est à Allah que nous appartenons et c’est à Lui que nous retournerons.
Qu’Allah accorde à mon Père sa miséricorde, son amour et l’accueille dans son Paradis avec ses biens aimés.

Noreddine ZIANI , relecture et correction par Charlotte CROS.

 

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